Et si nous avions franchi un cap ? Une bascule discrète mais radicale, où notre rapport au monde, à l'autre et à nous-mêmes, s'est reconfiguré sous l'effet des algorithmes ? C'est la thèse de Laurent Darmon. Dans son dernier essai, le directeur de l'innovation du Crédit Agricole théorise l'émergence d'un nouveau paradigme : le dataïsme. Rencontre avec un penseur qui invite les développeurs et les ingénieurs à reprendre la main.
Du code à la croyance : le dataïsme, une vision du monde
"Le dataïsme, c'est cette idée que tout peut être transformé en données, et donc optimisé. Une fois ce postulat admis, nous en venons naturellement à confier cette tâche d'optimisation à des algorithmes, que nous jugeons plus performants que nous."
Pour Laurent Darmon, cette mécanique n'est pas simplement technique. Elle bouleverse la façon dont nous appréhendons la réalité :
"On ne cherche plus à comprendre le monde ou à lui donner un sens : on cherche le chemin le plus efficace, comme avec Waze. Ce n'est pas neutre : on abandonne une partie de notre libre arbitre."
IA générative : simple outil ou nouvel acteur social ?
L'IA générative incarne, selon Laurent Darmon, le point culminant de cette logique :
"C'est une technologie qui produit elle-même du contenu à partir des traces qu'on laisse. Elle finit par mieux nous connaître que nos proches. Certains y voient déjà un compagnon, une extension de soi. Les réactions à l’arrivée de ChatGPT5 est une illustration de la connivence qui se crée avec la machine chez certains"
Il ajoute : "Demain, on recrutera peut-être non pas un individu seul, mais un individu avec son écosystème d'outils et d'agents IA personnels qu'il aura appris à piloter."
Objectivité computationnelle : mythe ou horizon ?
Sur la question des biais, Laurent Darmon est lucide :
"Les algorithmes sont formés sur des données humaines, donc imparfaites. Toute correction est subjective. Mais attention : l'humain n'est pas plus objectif. L'algorithme, lui, a au moins le mérite de la cohérence et de la reproductibilité."
"Il ne nous amène pas vers la vérité, mais vers quelque chose de plus consistant que certaines approximations humaines."
L'effet GPS : la machine nous rend-elle bêtes ?
Interrogé sur la fameuse « stupidité assistée » engendrée par la délégation à la machine, Laurent Darmon nuance :
"Tout changement nous dote de nouvelles capacités. On perd parfois une fonction, mais on en gagne une autre. Un chauffeur de taxi guidé par GPS ne connaît plus toutes les rues, mais il peut développer plus d'écoute avec ses clients."
La clé selon lui : l'usage intelligent des outils.
"Entre l'élève qui demande à l'IA de faire ses devoirs, et celui qui l'utilise pour mieux comprendre, l'écart de compétence sera immense."
Reprendre la main face aux populismes et aux GAFAM
Dans un monde où "les populistes exploitent les émotions" et où les plateformes mondialisées captent la valeur par la donnée, le risque est grand de devenir les ingénieurs complices de notre propre obsolescence.
"Le contrat social est mis à mal par cette logique d'efficacité court-termiste. Or, l’apport du collectif, lui, se construit dans la durée."
Laurent Darmon appelle donc à une réappropriation politique de la technologie :
"Aujourd'hui, on subit. On pourrait pourtant utiliser la tech pour identifier le harcèlement en ligne, encadrer les algorithmes. Mais personne ne pose le débat."
Création artistique : quand la donnée devient muse
En fin d'entretien, l’auteur s'aventure sur le terrain de l'art génératif :
"Un chef-d'œuvre naît de la tension entre respect des canons et rupture. La donnée peut aider à repérer des structures, à s'inscrire dans une histoire. Mais l'étincelle créative, la rupture, nécessite encore une intention."
Pour lui, la technologie devient un medium de plus :
"Comme la photographie en son temps. Tout le monde peut prendre une photo, mais tout le monde n'est pas photographe. C'est la même chose avec l'IA."
Vers un dataïsme éclairé ?
Loin de tout catastrophisme, Laurent Darmon invite à reprendre la main : par la régulation, la responsabilité, la conscience critique. Et peut-être aussi par la création.
"L'humain a cette capacité rare : il peut douter. Il peut choisir de ne pas aller au plus court, au plus efficace. Il peut créer des mondes."
C'est dans cet esprit que sfeir.dev ouvre un nouvel espace, Dataïsme, pour explorer la tech comme territoire d'écriture, de création et de débat.
En attendant, je vous conseille de plonger dans cette excellent ouvrage de Laurent Darmon, "Bienvenue dans le dataïsme", Editions de la Rémanence.

Pour remonter aux sources du dataïsme, deux portes d’entrée s’offrent à vous : la saga graphique Les Technopères d’Alejandro Jodorowsky, fable visionnaire sur l’avenir technologique de l’humanité, ou l’article éclairant d’Erwan Le Tutour qui en décrypte toute la portée prophétique :

