Imaginons la dette design comme un iceberg.
La partie émergée, visible de tous, c’est la dette UI — ces incohérences visuelles qui font grincer des dents : un bleu différent à chaque écran, des boutons qui n’ont pas la même taille, des alignements approximatifs.
Irritante, certes. Mais rarement fatale.
Sous la surface se cache la menace réelle : la dette UX. Invisible, massive, elle s’accumule dans les logiques bancales, les parcours contradictoires, les décisions prises dans l’urgence. À force, elle transforme un produit en un labyrinthe incompréhensible.
Quand la logique se brise
La dette UX n’est pas une question de pixels. C’est une fracture dans la logique du produit. Elle apparaît quand des choix rationnels, pris isolément, finissent par créer une expérience incohérente.
Exemples parlants :
- Onboarding obsolète : certaines applis bancaires vous expliquent encore comment utiliser des fonctions disparues depuis deux ans.
- Parcours contradictoires : chez certains SaaS, exporter une facture n’a rien à voir avec exporter une liste de clients.
- Fonctionnalité Frankenstein : Slack ou Notion ont eu des moments où une feature centrale devenait un millefeuille de menus cachés, ajoutés au fil des années.
- Optimisation locale destructrice : chaque équipe optimise “sa” partie… mais l’utilisateur vit une expérience décousue.
Les signaux d'alarme : votre produit est-il secrètement endetté ?
Un produit peut sembler tourner correctement, mais son expérience raconte une autre histoire. Les signaux sont là, encore faut-il les écouter.
Côté utilisateurs
- Adoption faible des nouvelles fonctionnalités
- Des solutions de contournement inventées par les utilisateurs experts pour éviter des parcours standards trop complexes
- Feedbacks du type : “Je suis perdu”, “Comment faire pour… ?”
Côté équipes
- Support client saturé par des questions basiques
- Onboarding interne long et décourageant
- Bugs qui n’en sont pas : simples incompréhensions de logique
Les racines de la dette UX
La dette UX est rarement un accident ; elle prend racine dans la culture de l'entreprise. Le plus souvent, elle naît d'un manque de recherche fondamentale, puis prospère à cause de trois maux bien connus :
- Le culte de la feature : l’entreprise valorise les nouveautés plutôt que l’amélioration continue.
- Les pivots stratégiques mal digérés : une startup qui passe du B2C au B2B… sans réécrire les parcours.
- Les silos organisationnels : quand l’organigramme se reflète dans l’interface, forçant l'utilisateur à naviguer par "équipe interne" et non par besoin.
Le coût réel : plus qu'une frustration, un gouffre technique et financier
La dette UX n'est pas qu'une frustration, c'est un gouffre financier et technique. Pour le business, la facture est lourde : elle va de la perte d’utilisateurs (churn) à une réputation ternie, en passant par l’explosion des coûts de support pour un produit jugé trop complexe à vendre.
Côté technologie, la confusion fonctionnelle se traduit inévitablement en code spaghetti, transformant chaque ajout en casse-tête et ralentissant l’onboarding des nouveaux développeurs, confrontés à une logique métier devenue indéchiffrable.
Rembourser la dette UX : une stratégie en 4 étapes
S’attaquer à la dette UX, ce n’est pas “refaire les maquettes”. C’est un projet stratégique.
- Cartographier la douleur (Journey Mapping)
Il ne s'agit pas de tout documenter, mais de visualiser le parcours le plus critique, ensemble. L'objectif est simple : créer la carte qui révèle où l'expérience se brise pour savoir où agir en priorité. - Prioriser par la valeur
On ne peut pas tout reconstruire. Il faut identifier les parcours les plus critiques (ex : inscription, paiement, fonction cœur de métier) et s'attaquer à la dette qui a le plus d'impact sur l'expérience et le business. - Le refactoring de feature
Tout comme pour le code, il faut parfois avoir le courage de dédier des sprints entiers non pas à ajouter, mais à simplifier ou reconstruire une fonctionnalité existante sur des bases saines, en s'appuyant sur une recherche utilisateur actualisée. - Définir des principes UX directeurs
Pour éviter de recréer de la dette, l'équipe doit s'aligner sur des principes fondamentaux (ex : "Principe de moindre surprise", "Ne jamais demander une information qu'on possède déjà", "Offrir une porte de sortie claire").
Ce plan en 4 étapes est une bonne solution pour la dette que nous connaissons. Mais un nouvel outil vient tout accélérer, pour le meilleur comme pour le pire : l'IA. Cela soulève une question essentielle...
L'IA : accélérateur de valeur ou de dette ?
Le culte de la feature a un nouvel allié : l'intelligence artificielle. La tentation du "vibe coding", où l'on code "au feeling" assisté par l'IA, est immense. Elle promet de livrer des fonctionnalités à la vitesse de la lumière. Mais en réalité, elle ne fait qu'accélérer la production d'hypothèses non vérifiées. Chaque fonctionnalité générée sans une compréhension profonde du parcours global est une brique de dette UX ajoutée à l'édifice.
L'IA optimise la partie, jamais le tout. La question n'est donc plus de savoir si nous pouvons construire quelque chose, mais de savoir si nous avons la discipline de ne pas le construire sans en comprendre l'impact.
Face à la vitesse de la machine, la lenteur intentionnelle de la recherche et de la stratégie UX devient notre plus grand atout.
Et cet atout n'est pas technique, il est culturel. Il repose sur une valeur simple mais essentielle.
Simplifier est un acte de courage
Rembourser la dette UI rend votre produit plus agréable. Rembourser la dette UX le rend plus cohérent et compréhensible.
Tandis qu'un Design System est l'arme principale contre la dette UI, la lutte contre la dette UX requiert une arme bien plus puissante : une culture produit centrée sur l'utilisateur, qui a le courage de ralentir pour simplifier, et de supprimer pour améliorer.
C'est passer du "pouvons-nous le construire ?" à "devrions-nous le construire et comment cela s'intègre-t-il dans un tout cohérent ?".