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Souveraineté numérique et cloud de confiance : quand la panne de ChatGPT met en lumière le pari Mistral AI–SAP

ChatGPT qui décroche, des câbles sous-marins qui cassent : la fragilité d’Internet n’a plus rien de théorique. Dans ce contexte, Paris et Berlin misent sur Mistral AI, SAP et le cloud de confiance pour reprendre la main sur le destin numérique européen. Décryptage.

Arthur Mensch - Emmanuel Macron et Friedrich Merz - Quand Paris et Berlin misent sur Mistral AI, SAP et le cloud de confiance ! ©Charlotte Ryssen

Le 18 novembre 2025, une erreur de configuration chez Cloudflare, géant américain de l’infrastructure web, a suffi à faire vaciller une bonne partie d’Internet : X, Canva, Spotify, des sites d’administrations et… ChatGPT se sont retrouvés inaccessibles pendant plusieurs heures.

Quelques semaines plus tôt, des câbles sous-marins sectionnés en mer Rouge ralentissaient fortement le trafic entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie, rappelant que 99 % du trafic intercontinental repose sur une poignée de dorsales fragiles.

Ces deux événements n’ont aucun lien direct avec SAP ni avec Mistral AI. Mais ils forment le décor parfait du sommet de Berlin sur la souveraineté numérique européenne, où la France et l’Allemagne ont annoncé un partenariat stratégique entre Mistral AI et SAP pour équiper leurs administrations d’une IA “faite en Europe”.

Pendant que l’infrastructure mondiale révèle ses failles, Paris et Berlin tentent de structurer une réponse politique et technologique.

Illustration de la news La France et l’Allemagne s’allient à Mistral AI et SAP SE pour lancer une IA souveraine pour l’administration publique
Partenariat franco-allemand avec Mistral AI et SAP pour une IA publique souveraine.

1. Cloudflare, l'acteur américain qui fait tousser l’Internet européen

Véritable pilier discret du Web, Cloudflare ne fait parler de lui que lorsqu’il se dérègle – et quand il se dérègle, tout le monde le sent passer. Ses services protègent et accélèrent une multitude de sites et d’applications. Société de droit américain, basée à San Francisco et soumise au droit des États-Unis, Cloudflare concentre une part importante du trafic et de la sécurité des services en ligne européens. Autrement dit, une brique critique de notre Internet repose sur un acteur extra-européen sur lequel les États membres n’ont qu’une prise limitée.

Le 18 novembre, une “simple” erreur de configuration (un fichier trop volumineux réveillant un bug latent) déclenche une panne mondiale : erreurs 5xx en chaîne, sites inaccessibles, applications à l’arrêt. X, ChatGPT, Canva, des plateformes de transport, des services financiers, mais aussi de nombreux services publics et parapublics se retrouvent simultanément impactés.

La séquence est éclairante :

  • Cause technique : un bug logiciel interne chez Cloudflare, pas une cyberattaque ;
  • Effet systémique : des millions d’utilisateurs privés de services devenus centraux, dont les outils d’IA générative ;
  • Signal politique : l’Europe mesure une fois de plus à quel point son fonctionnement quotidien repose sur quelques intermédiaires d’infrastructure américains, invisibles quand tout va bien, décisifs quand tout casse.
Au fait, pourquoi Cloudflare s'appelle Cloudflare ? - Numerama
La panne du géant américain Cloudflare a paralysé une grande partie d'Internet

SAP n’a strictement rien à voir avec cet incident : la coïncidence est chronologique, pas causale. Mais ce télescopage d’actualité met en lumière la question qui hante désormais les capitales européennes : que se passe-t-il lorsqu’un composant non européen, au cœur de nos systèmes, tombe en panne ou devient soudainement indisponible pour des raisons techniques, géopolitiques ou juridiques ?

2. La mer Rouge rappelle que le cloud repose sur de vrais tuyaux

Plus bas, au fond des océans, se joue une autre scène du même film. En mer Rouge, plusieurs câbles sous-marins – dont certains systèmes comme SEA-ME-WE ou IMEWE – ont été endommagés ces derniers mois, entraînant une forte dégradation du trafic entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie.

Là encore, ni Mistral ni SAP ne sont impliqués. Mais la réalité est brutale : la souveraineté numérique commence par des kilomètres de fibre optique posés dans des zones parfois instables.

Les risques sont connus :

  • erreurs humaines (ancres de navires, travaux sous-marins) ;
  • vulnérabilité à d’éventuels sabotages ;
  • concentration des flux dans quelques goulots d’étranglement (mer Rouge, détroits, points d’atterrissage).

Tant que nos flux passent par ces points névralgiques et que les couches logicielles qui en dépendent sont majoritairement opérées par des acteurs extra-européens, la souveraineté européenne reste, au mieux, relative.

3. Berlin 2025 : un sommet pour sortir de la dépendance

C’est dans ce contexte que s’ouvre, à Berlin, le sommet sur la souveraineté numérique européenne, coprésidé par Emmanuel Macron et le chancelier Friedrich Merz. Objectif : réduire la dépendance technologique de l’Europe face aux États-Unis et à la Chine, en particulier dans le cloud et l’intelligence artificielle.

L'Europe refuse d'être le "vassal" technologique des États-Unis et de la  Chine, dit Macron à Berlin
Friedrich Merz et Emmanuel Macron veulent réduire la dépendance technologique de l'Europe envers les Etats-Unis. (Frances 24)

Au programme :

  • convergences franco-allemandes sur la nécessité d’une préférence européenne dans certains marchés publics ;
  • volonté de définir la notion de « service numérique européen » : gouvernance, localisation des données, contrôle des accès, protection contre les lois extraterritoriales ;
  • mobilisation de la commande publique comme instrument de puissance, et non plus comme simple outil de réduction de coûts.

C’est dans ce cadre qu’est annoncée l’alliance Mistral AI–SAP. La panne de Cloudflare n’en est pas la cause, mais elle agit comme un contrepoint spectaculaire : pendant qu’un acteur américain d’infrastructure fait tomber des services essentiels, les États européens promettent d’investir dans leurs propres briques critiques.

4. Mistral AI + SAP : une IA d’administration “à l’européenne”

Au cœur de l’annonce : une lettre d’intention signée par la France, l’Allemagne, Mistral AI et SAP. Elle prévoit :

  • la signature d’un accord-cadre contraignant d’ici mi-2026 ;
  • un déploiement progressif de cas d’usage dans les administrations nationales entre 2026 et 2030 ;
  • l’intégration des modèles de Mistral AI dans les logiciels de gestion de SAP (finances publiques, RH, achats, pilotage budgétaire…) pour automatiser et augmenter les processus administratifs.

SAP est déjà un fournisseur clé du service public français : il propulse notamment Chorus (gestion financière de l’État) et équipe des organismes comme France Travail ou l’Assurance maladie. Ajouter Mistral dans l’équation revient, en substance, à brancher des capacités d’IA générative sur une colonne vertébrale déjà bien en place.

Selon Les Échos, Arthur Mensch résume l’enjeu en une formule qui sonne comme un manifeste : ce partenariat « démontre le leadership de la France et de l'Allemagne en matière de souveraineté numérique », tout en visant un volume de revenus de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’euros pour Mistral et SAP.

Autrement dit : il ne s’agit plus seulement de faire des démonstrateurs d’IA “souveraine”, mais d’ancrer cette souveraineté dans la commande publique, avec des engagements budgétaires, des cas d’usage massifs et une feuille de route assumée jusqu’en 2030. (Les Échos)

5. Cloud de confiance : la couche invisible mais décisive

En France, ce mouvement s’articule avec la notion de cloud de confiance, adossée notamment au référentiel SecNumCloud de l’ANSSI. Derrière ce jargon, une idée simple : certains services (données sensibles, fonctions régaliennes) doivent être hébergés dans des environnements :

  • situés sur le territoire européen ;
  • opérés par des entités de droit européen ;
  • protégés des lois extraterritoriales non européennes.
Découvrez l'unique Cloud public qualifié SecNumCloud 3.2 par l'ANSSI -  YouTube
ANSSI SecNumCloud

Concrètement, cela se traduit par :

  • la montée en puissance d’acteurs européens “natifs” (OVHcloud, Scaleway, Outscale, Cloud Temple…) ;
  • des offres hybrides comme Bleu (Orange + Capgemini + technologie Microsoft) ou S3NS (Thales + Google Cloud), conçues pour répondre aux exigences du cloud de confiance

SFEIR et S3NS ont d’ailleurs officialisé leur partenariat en novembre 2023 pour accompagner les organisations dans leur transition vers le cloud de confiance.

Le partenariat Mistral–SAP s’inscrit précisément à ce niveau : il ne s’agit pas seulement de proposer une IA “made in Europe”, mais de l’opérer dans des environnements conformes à cette doctrine, là où la nature des données ou des usages l’exige.

6. Souveraineté, vue du code : ce que ça change pour les équipes tech

Pour les équipes IT et les développeurs, la souveraineté numérique n’est pas une abstraction bruxelloise. C’est une liste de décisions très concrètes.

  • Architecture
    Concevoir des systèmes tolérants aux pannes : limiter les points de défaillance uniques, prévoir du multi-cloud réel, documenter et tester les plans de réversibilité.
  • Données
    Maîtriser la localisation, le chiffrement et les clés ; réduire les transferts hors UE ; exiger une traçabilité fine des accès.
  • IA
    Savoir où sont entraînés les modèles, sur quelles données, avec quelles garanties d’audit et de gouvernance ; privilégier, quand c’est pertinent, des modèles européens ou auto-hébergés.
  • Fournisseurs
    Intégrer la qualification SecNumCloud, la notion de “service numérique européen” et la capacité de sortie dans les critères de choix – au même niveau que le prix ou la performance.

Le duo Mistral AI–SAP ne transforme pas magiquement l’Europe en puissance numérique autosuffisante. Mais il marque un glissement important : l’alignement progressif de la doctrine politique, de la commande publique et des briques technologiques.

7. De la fragilité à la résilience : l’Europe à l’épreuve des prochaines pannes

La panne de Cloudflare rappelle que notre dépendance ne se joue plus seulement au niveau des applications, mais au niveau de couches d’infrastructure souvent invisibles. Les câbles de la mer Rouge rappellent qu’Internet n’est pas un nuage immatériel, mais un réseau de fibres et de routes très physiques. Le sommet de Berlin, lui, montre que l’Europe commence – enfin – à traiter ces sujets comme des enjeux de puissance.

Entre ces trois scènes, il n’y a pas de chaîne de causalité, mais un même récit : celui d’un continent qui réalise que sa modernité numérique tient parfois à un fichier de configuration mal pensé, à un câble éraflé ou à une décision prise à Washington.

La vraie question, désormais, n’est pas de savoir si la prochaine panne surviendra – elle surviendra. C’est de déterminer, pour chaque nouveau projet cloud ou IA :

quelle part de ce que nous construisons aujourd’hui sera encore maîtrisée, réversible et exploitable en Europe demain ?

L’alliance Mistral AI–SAP n’est pas la réponse unique à cette question. Mais elle constitue l’une des premières tentatives assumées pour faire en sorte que, le jour où tout replantera, une part significative de la pile numérique soit à portée de main européenne, plutôt qu’aux abonnés absents.

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