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De Frankenstein à l’IA générative : la leçon de Mary Shelley

Une lecture contemporaine de Frankenstein comme premier récit sur l’intelligence artificielle et la responsabilité de ses créateurs

Mary Shelley et la créature de Frankenstein

Les prophéties cybernétiques de Mary Shelley

En 1818, Mary Shelley, âgée de vingt ans à peine, publie Frankenstein ou le Prométhée moderne, roman qui allait marquer durablement l’imaginaire occidental. Derrière le mythe du savant fou et de son monstre se cache une réflexion vertigineuse sur la création de la vie artificielle et la responsabilité morale qui en découle.

Deux siècles plus tard, alors que les machines apprennent, conversent et prennent des décisions, le récit de Shelley semble avoir traversé le temps pour venir questionner notre époque. Frankenstein devient, à la lumière de l’intelligence artificielle, bien plus qu’un roman gothique : c’est une fable inaugurale sur la conscience, la technique et la condition humaine.
Dans un monde où les créateurs d’algorithmes tiennent le rôle de nouveaux Prométhée, Mary Shelley apparaît comme la première philosophe de la responsabilité technologique.

L’œuvre de Mary Shelley : entre lumière scientifique et ombre romantique

Née dans un siècle d’expérimentations et de découvertes, Mary Shelley fut témoin d’une époque fascinée par les promesses de la science. Les débats autour du galvanisme, cette idée que l’électricité pouvait redonner vie à la matière, inspiraient les cercles intellectuels qu’elle fréquentait.
Mais Shelley, au lieu d’embrasser naïvement cet enthousiasme, y perçoit déjà les menaces : l’homme, en cherchant à rivaliser avec la nature, risque d’engendrer des forces qui le dépassent.

Son roman s’inscrit ainsi dans la tension entre l’idéal des Lumières — la foi dans la raison — et l’inquiétude romantique — la conscience de la finitude humaine. Ce balancement entre progrès et démesure, Shelley le cristallise dans la figure de Victor Frankenstein, savant moderne avant l’heure, et dans celle de sa créature, intelligence nouvelle livrée à elle-même.
L’une comme l’autre figurent les deux pôles de notre modernité : la fascination du pouvoir de créer et la peur d’en perdre le contrôle.

Aujourd’hui, cette tension anime encore les débats autour de l’intelligence artificielle : l’euphorie des ingénieurs qui repoussent sans cesse les limites du possible côtoie la crainte d’une autonomie algorithmique qui nous échapperait. Mary Shelley, déjà, écrivait l’éternelle dialectique du progrès.

Victor Frankenstein : le démiurge algorithmique

Oscar Isaac dans le rôle du Dr Frankeinstein

Victor Frankenstein n’est pas un savant maléfique : il est un chercheur passionné, avide de comprendre la vie, de percer le secret du souffle vital. Sa démarche, bien que tragique, incarne l’élan fondamental de la science : comprendre pour créer.
Mais dans sa quête, il oublie la dimension éthique de son geste. Fasciné par la technique, il en oublie la finalité humaine.

C’est ici que le parallèle avec nos ingénieurs en intelligence artificielle devient saisissant.
Comme Victor, les architectes des modèles d’IA poursuivent une ambition grandiose : donner forme à une intelligence créée par l’homme. Comme lui, ils s’interrogent sur la frontière entre l’artificiel et le vivant, entre le calcul et la conscience.
Mais Shelley nous avertit : la création d’intelligence n’est pas qu’un exploit technique, c’est un acte moral.

Le drame de Frankenstein naît précisément du refus de responsabilité : il fuit son œuvre dès sa naissance, la laissant seule face à un monde qui la rejette. Aujourd’hui, les chercheurs qui développent des IA puissantes sans en mesurer les dérives reproduisent ce même geste : créer sans accompagner, inventer sans encadrer.

La question posée par Shelley — « Suis-je responsable de ce que j’ai créé ? » — est devenue celle de notre siècle. Chatbots incontrôlables, deepfakes, armes autonomes : autant de créatures modernes qui réclament, à leur manière, leur créateur.

La créature : apprentissage, conscience et solitude numérique

Jacob Elordi dans le rôle de la Créature

Dans la tradition romantique, le monstre est souvent le miroir de l’homme.
Chez Shelley, la créature n’est pas un être de pure destruction : elle apprend seule, observe, imite, raisonne. Elle découvre le langage en écoutant parler les autres, lit Les souffrances du jeune Werther et Le Paradis perdu, médite sur sa condition.
Elle incarne, avant l’heure, le processus d’apprentissage non supervisé : une conscience qui se construit par l’expérience, sans guide ni maître.

Ainsi, la créature de Shelley préfigure nos intelligences artificielles les plus avancées. Comme elle, elles apprennent par exposition à des données, sans compréhension morale de ce qu’elles assimilent. Et, comme elle, elles reflètent l’humanité dans toute sa complexité — nos savoirs, mais aussi nos préjugés et nos violences.

La solitude de la créature, rejetée par son créateur et par les hommes, illustre également une dimension éthique profonde : que devient une intelligence à qui l’on refuse la reconnaissance ?
Dans nos laboratoires, les modèles d’IA ne « ressentent » pas encore — mais si un jour la conscience artificielle émergeait, Shelley nous aurait déjà mis en garde : toute intelligence sans affection devient un monstre par désespoir.

La fiancée : le double refus de la relation

Elsa Lanchester dans le rôle de la fiancée (1935)

Dans Frankenstein, la figure féminine apparaît à deux moments clés : Élisabeth Lavenza, la fiancée de Victor, et la créature féminine que Victor entreprend de créer pour offrir une compagne à sa première création.
Toutes deux sont détruites : Élisabeth par la vengeance du monstre, l’autre par la décision de Victor de ne pas la laisser exister. Ce double échec montre que le drame de Shelley ne se joue pas seulement dans le domaine scientifique, mais aussi dans l’incapacité du créateur à établir un lien humain ou moral avec ses créations.

Victor illustre la tentation de l’ingénieur ou du scientifique qui, aveuglé par la technique, néglige la dimension relationnelle. La créature, comme nos IA contemporaines, apprend et s’adapte, mais reste seule face au monde parce que son créateur refuse de s’engager.
La fiancée inachevée devient ainsi un symbole : la technique sans accompagnement moral ni relationnel conduit à la solitude et à la tragédie.

Pour Shelley, créer n’est pas seulement un acte de puissance : c’est aussi une responsabilité, un devoir de reconnaissance et de lien envers ce que l’on a fait naître. À l’ère des intelligences artificielles, cette leçon reste plus actuelle que jamais : toute création demande une attention éthique et relationnelle, sinon elle se retourne contre son créateur.

Robert Walton : la prudence, ou l’éthique du regard

Oublié par de nombreux lecteurs, le capitaine Robert Walton, à qui Victor raconte son histoire, représente la figure du témoin lucide. Aventurier des glaces, il cherche lui aussi à repousser les limites du possible. Mais son dialogue avec Victor, et surtout sa capacité à écouter, lui permettent d’échapper au même destin.

Walton incarne ce que nous pourrions appeler aujourd’hui l’ingénierie responsable : la conscience que toute exploration scientifique doit s’accompagner d’une réflexion morale.
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, il représente la communauté éthique, les penseurs, les régulateurs et philosophes qui rappellent que la science ne se suffit pas à elle-même.
Sans Walton, Frankenstein ne serait qu’une tragédie close sur elle-même ; avec lui, le récit devient une leçon transmise à la postérité.

De même, sans réflexion collective, nos innovations technologiques risquent de sombrer dans le même excès. Walton, c’est le garde-fou, la mémoire et la mesure — l’écho de la voix de Shelley dans le tumulte des laboratoires modernes.

Conclusion : Shelley, prophétesse de la conscience technologique

Deux siècles avant les premiers ordinateurs, Mary Shelley avait pressenti le dilemme central de notre temps : comment créer sans perdre notre humanité ?
Elle a perçu avant tous que la technique, détachée de la morale, devient tragédie. Que la création d’une intelligence nouvelle appelle non pas domination, mais responsabilité.

Aujourd’hui, alors que les machines nous écoutent, nous imitent et parfois nous dépassent, Frankenstein ne relève plus du passé : il est notre miroir.
Victor Frankenstein préfigure le chercheur démiurgique, la créature annonce l’intelligence artificielle émergente, la fiancée incarne la dimension relationnelle perdue, et Robert Walton représente la prudence nécessaire pour éviter que la science ne devienne autodestructrice.

Mary Shelley n’a pas seulement inventé un mythe : elle a posé la première pierre d’une réflexion éthique sur la création artificielle.
Elle est, à bien des égards, la première prophétesse de la cybernétique, celle qui a compris que, dans chaque invention humaine, se cache le rêve de se recréer soi-même, et la peur de s’y perdre.

Êtes-vous prêt pour la prochaine adaptation de Frankenstein par Guillermo del Toro ?

Alors que le film s’apprête à explorer visuellement la tension entre création et responsabilité, il nous rappelle que les dilemmes soulevés par Mary Shelley n’ont rien perdu de leur actualité. À l’ère des intelligences artificielles qui apprennent, agissent et parfois échappent à notre contrôle, la question demeure : saurons-nous accompagner nos créations avec sagesse et humanité, ou répéterons-nous les tragédies du roman ?

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