Introduction
Février 2024, mer Rouge : quatre câbles sous-marins sont sectionnés, perturbant 25% du trafic Internet entre l'Asie et l'Europe. Novembre 2024, mer Baltique : deux câbles reliant la Finlande à l'Allemagne et la Suède à la Lituanie sont coupés. Ces incidents, loin d'être anodins, révèlent une réalité inquiétante : 99% du trafic Internet intercontinental transite par plus de 500 câbles sous-marins, une infrastructure aussi critique que vulnérable. (source : l’UIT et TeleGeography)
En tant que développeurs et architectes techniques, nous construisons des systèmes résilients, redondants, hautement disponibles. Mais qu'en est-il de la couche la plus fondamentale : le réseau physique qui connecte nos datacenters, nos clouds, nos utilisateurs ?
Cet article explore la vulnérabilité de cette infrastructure invisible, ses implications techniques et de possibles stratégies de résilience à adopter.
L'infrastructure invisible qui fait tourner Internet
Contrairement à une idée reçue, Internet ne passe pas principalement par satellite. En effet, les câbles sous-marins intercontinentaux sont moins sensibles aux conditions météorologiques, ont une latence bien plus faible et peuvent transmettre des données à des débits beaucoup plus élevés.
Par conséquent, même s’ils sont plus coûteux à installer et plus difficiles à maintenir que les liaisons par satellite, les câbles sous-marins représentent :
- 99% du trafic intercontinental
- Plus de 1,4 million de kilomètres de câbles
- Environ 550 câbles actifs dans le monde
- Débit : jusqu'à 400 Tbps pour les câbles les plus récents

Source : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/cables-sous-marins
Qu’est-ce qu’un câble sous-marin ?
Un câble sous-marin moderne est composé d’un ensemble de fibres optiques (de 8 à 48 paires) entourées de plusieurs couches de protection :
- Une gaine externe résistante à l'eau et à la pression, en cuivre en en acier
- Une isolation en polyéthylène
- Une armature en acier pour la protection mécanique, renforcée pour les zones côtières (jusqu'à 10cm de diamètre pour les plus gros)
Ils peuvent mesurer des milliers de kilomètres et reposer à des profondeurs allant jusqu'à 8 000 mètres. Leur capacité de transmission atteint plusieurs térabits par seconde.
Tous les 50 à 100km, il faut des répéteurs amplificateurs pour maintenir le signal.
Un peu technique, pour ceux que ça intéresse, voici un schéma trouvé sur Wikipedia :

Près des côtes, ils généralement enterrés pour des raisons de sécurité. En eaux profondes, en raison des difficultés techniques, ils sont posés à même le fond.
La stabilité est assurée par le poids du câble, et une protection naturelle avec le temps avec la sédimentation.

Néanmoins, les câbles restent vulnérables :
- Aux accidents naturels et activités humaines :
- Ancres de navires et chalutage : responsables de 60-70% des incidents
- Séismes sous-marins et glissements de terrain
- Courants de turbidité qui peuvent ensevelir ou endommager les câbles
- Morsures de requins (phénomène rare mais documenté)
- Au sabotage et aux actes malveillants
- Espionnage : interception de données (révélations Snowden sur les programmes de la NSA)
- Sabotage délibéré : coupures intentionnelles à des fins géopolitiques
- Terrorisme : cibles potentielles pour déstabiliser des économies

Entre états : une guerre froide numérique ?
Les câbles sous-marins intercontinentaux sont devenus un enjeu géopolitique de premier plan au XXIe siècle. Leur destruction ou leur perturbation représente un danger majeur pour la souveraineté numérique des nations, car elle contribue à l'isolement et à la paralysie des capacités de télécommunication des zones concernées, avec des répercussions économiques, sociales et sécuritaires considérables.
Pour mieux comprendre les conséquences, regardons quelques évènements survenus en 2024.
Cette année là marque un tournant dans la vulnérabilité des infrastructures Internet mondiales, avec une multiplication sans précédent d'incidents touchant les câbles sous-marins. Cette concentration d'événements, leur nature souvent suspecte et leur impact géopolitique ont déclenché une prise de conscience internationale sur la fragilité de notre infrastructure numérique.
Petit jeu : avant de vous parler des exemples internet en question, à votre avis, quels codes HTTP les coupures ont-elles pu générer ?

Mer Rouge (février 2024)
Entre le 26 et le 28 février, 4 câbles sont endommagés. Malgré les routes alternatives, la latence et ls coupures de services génèreront des pertes journalières estimées à entre 50 et 100 millions de dollars pendant la période de dégradation. Les réparations prendront entre 12 et 21 jours selon le câble.
Quelques conséquences :
- 25% du trafic Asie-Europe directement affecté
- la Somalie est quasiment sans internet pendant plusieurs jours
- la Tanzanie se retrouve sans services cloud
- l’Arabie Saoudite voit ses services gouvernementaux et bancaires perturbés.
- Les visio-conférences sont impossibles pour les entreprises entre l’Europe et l’Asie en raison d’un taux de latence trop élevé.
- Les sites E-commerce internationaux voient un abandon de panier en hausse de 15-20%
- Le secteur financier est pénalisé par l'impossibilité de traiter certaines transactions en temps réel.
La version officielle attribue la cause à l’ancre d'un navire commercial ayant traîné sur le fond marin. Cependant, la simultanéité (4 câbles endommagés en 48h dans la même zone) et le contexte géopolitique (attaques Houthis contre la navigation dans la région avec menaces de cibler les infrastructures critiques) décrédibilisent cette version.
Pour la réponse au petit jeu, demandons à RAISE :

Sachant que par la suite, des codes 200 OK mais avec un service dégradé pour les vidéos en streaming par exemple étaient fréquentes.
Quelques autres incidents de 2024
- Mer Baltique (Novembre 2024) une double rupture coordonnée ; affectant 20% du trafic Internet finlandais et générant des latences dans les pays baltes. Dans un contexte géopolitique explosif lié à la crise ukrainienne, le responsable présumé, un cargo chinois, interpelle.
- Taïwan (Mars 2024) : la rupture de deux câbles reliant Taïwan aux îles Matsu (proches de la Chine continentale) prive 50 000 d'Internet haut débit. Les services essentiels comme la télémédecine, l’éducation en ligne, le commerce sont dégradés. Là encore, un navire chinois est le suspect n°1. Taïwan accuse la Chine de "guerre grise" (actions hostiles sous le seuil du conflit armé)
- Norvège (Avril 2024) : un seul câble endommagé, mais dans une zone hautement stratégique où s’effectue la surveillance de l'Arctique russe, et où sont présentes des stations de recherche et d'écoute électronique. 2 500 habitants et bases scientifiques affectés, les stations de surveillance contraintes d'utiliser des satellites (plus lentes et moins sécurisés). La cause officielle ? un glissement de terrain sous-marin. Cependant, le doute est permis : une activité de sous-marins russes signalée dans la zone les jours précédents et les résultats de l’enquête en cours classifiés.
- Méditerranée (Juin 2024) : un câble coupé en raison d’un navire de pêche cause une dégradation de 15% de la connectivité Afrique du Nord-Europe. En conséquence, un renforcement des zones d'exclusion autour des câbles, des amendes alourdies pour les navires de pêche et une campagne de sensibilisation auprès des pêcheurs.

La nouvelle géopolitique des câbles : l'ère des GAFAM
Internet est en pleine expansion, notamment avec l'essor de l'IA et du cloud computing. Les câbles sous-marins intéressent désormais au plus haut point les géants du Net.
Évolution de la propriété :
- Avant 2010 : câbles détenus principalement par des consortiums de télécoms
- 2010-2015 : premiers investissements des GAFAM (Google, Facebook)
- Aujourd'hui : les GAFAM possèdent ou co-possèdent plus de 70% des câbles en construction ou récents
- Tendance : vers un quasi-monopole des géants technologiques
Principaux acteurs :
- Google : plus de 30 câbles, dont plusieurs en propriété exclusive
- Meta (Facebook) : investissements massifs, notamment dans le Pacifique
- Microsoft : partenariats stratégiques, focus sur l'Atlantique
- Amazon : montée en puissance récente pour AWS
Implications :
- ✅ Avantages : investissements massifs, innovation technologique, capacités accrues
- ⚠️ Risques : concentration du pouvoir, questions de souveraineté numérique, dépendance stratégique

Analyse technique de la vulnérabilité
Comme nous l’avons vu avec les exemples ci-dessus, ces infrastructures critiques sont particulièrement vulnérables car :
- Leur tracé est largement public (cartes disponibles en ligne)
- Elles sont situées en eaux internationales, difficiles à protéger
- Faciles à repérer les câbles état posés à même le fond sous-marin
- Leur sabotage est difficile à prouver (peut être maquillé en accident)
- L'impact est immédiat et massif sur les communications
Une concentration géographique excessive
Lorsque 4 câbles sur 15 sont coupés en mer Rouge, cela représente une réduction de capacité de 26,7%. Le trafic doit alors être redirigé via des routes alternatives, comme le contournement de l'Afrique, ce qui multiplie la latence par 3 (de 120ms à 350ms en moyenne).
Cette concentration crée une dépendance dangereuse à quelques points de passage stratégiques.
Un temps de réparation prohibitif
Le processus de réparation d'un câble sous-marin passe par les étapes suivantes :
Étape 1 : Localisation de la coupure (24-48h)
- Utilisation d'un réflectomètre optique (OTDR) pour identifier précisément le point de rupture
Étape 2 : Mobilisation d'un navire câblier (3-7 jours)
- à condition d'en avoir un de disponible sous la main ! Pour la fibre optique, il n'y en a qu'une soixantaine dans le monde.
Étape 3 : Navigation vers le site (1-5 jours)
- Selon la distance et les conditions météorologiques
Étape 4 : Réparation physique (2-3 jours)
- Remontée du câble depuis le fond marin (profondeur : 1 000 à 8 000 mètres)
- Découpe des sections endommagées
- Épissure (soudure) d'une nouvelle section
- Redéploiement du câble
Total : 10 à 20 jours pour réparer un seul câble.
Ces contraintes rendent donc difficile une réparation complète et rapide. Et tout ça sans même parler du coût ! Poser un câble revient à entre 200 et 500 millions de dollars, les réparations ne sont pas données non plus..

Le René Descartes, navire cablier d'Orange Marine
🎯 Que peut-on faire, à notre échelle ?
Il semble intéressant, voire fondamental, d'avoir conscience de cette situation pour essayer de la prévenir un maximum.
💡 Implications pour les architectures cloud et DevOps
Le multi-région ne suffit pas toujours
Avoir des serveurs en Irlande (eu-west-1) et à Francfort (eu-central-1) peut sembler redondant, mais ces deux régions dépendent souvent des mêmes câbles sous-marins pour leur connexion intercontinentale.
La meilleure approche consisterait à :
- Déployer sur plusieurs continents (Europe, Asie, Amérique)
- Choisir des régions avec des routes réseau différentes
- Privilégier des zones connectées par plusieurs câbles indépendants
et à déployer des stratégies de résilience applicative :
1. Dégradation gracieuse (Graceful Degradation)
Lorsque la latence réseau augmente significativement, une application peut automatiquement :
- Réduire la qualité des images
- Désactiver le streaming vidéo
- Passer en mode cache agressif
- Basculer vers une cohérence éventuelle plutôt que forte
2. Edge Computing et CDN
Plutôt que de dépendre d'un serveur d'origine unique accessible via des câbles sous-marins potentiellement vulnérables, il est possible de distribuer le contenu via :
- Des CDN globaux (Cloudflare, Akamai, AWS CloudFront)
- Des points de présence locaux (Edge locations)
- Du cache intelligent proche des utilisateurs
Cela réduit la dépendance aux connexions intercontinentales pour la majorité du trafic.
3. Monitoring proactif de la santé réseau
Il est également possible de surveiller en temps réel :
- La latence vers les différentes régions, avec
- Le taux de perte de paquets
- La disponibilité des routes réseau
- Les incidents signalés sur les câbles sous-marins
et de mettre en place des alertes automatiques et des basculements vers des régions alternatives lorsque les seuils critiques définis sont dépassés.
4. Tester les plans de continuité
Il est possible de simuler des pannes de câbles, pour vérifier que vos basculements fonctionnent et mesurer l'impact réel sur vos utilisateurs afin d'ajuster les configurations en conséquence...
La criticité des différents services doit être évaluée et les procédures documentées.

Pour les décideurs
Quelques pistes d'investissement :
- Diversification géographique : essayer de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier continental
- Monitoring et observabilité : peut-on bien gérer ce que l'on ne mesure pas ?
- Tests de résilience : investir dans l'ingénierie du chaos !
- Formation des équipes : pour qu'elles comprennent les dépendances physiques de l'infrastructure
- Assurance et couverture : évaluer les risques financiers d'une coupure prolongée
Conclusion
Les câbles sous-marins sont l'infrastructure la plus critique et la plus méconnue de notre monde connecté. Leur vulnérabilité représente un talon d'Achille de la mondialisation numérique.
Face aux menaces croissantes - qu'elles soient accidentelles, naturelles ou malveillantes - la redondance, la surveillance et la coopération internationale sont essentielles. L'avenir nécessitera :
- Investissements massifs dans de nouveaux câbles
- Renforcement de la protection physique et juridique
- Diversification des routes et des technologies
- Sensibilisation du public et des décideurs à cette infrastructure invisible mais vitale
Dans un monde de plus en plus dépendant du numérique, protéger ces artères océaniques n'est pas seulement une question technique, c'est un impératif de sécurité nationale et mondiale.