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Alejandro Jodorowsky et les Technopères : une vision prophétique de l’intelligence artificielle et du dataïsme

Le dataïsme érige les données en nouvelle foi. Face à cette religion sans âme, Jodorowsky, prophète visionnaire, dénonce l’oubli de l’humain dans Les Technopères et propose une révolte intérieure, entre alchimie, sagesse et refus de la machine froide.

Alexandro Jodorowsky, Artiste Polymorphe

Le règne silencieux des données

Le XXIᵉ siècle s’est trouvé une nouvelle religion — sans miracle, sans morale, mais avec des algorithmes : le dataïsme.
Dans cette vision du monde, Laurent Darmon, directeur de l’innovation au Crédit Agricole décrit dans son livre Bienvenue dans le dataïsme, l'homme comme :

"algorithme biochimique de traitement de l’information qui l’entoure".

Ainsi, il est lui-même soumis à un univers au coeur duquel les données deviennent la référence ultime.

Le philosophe Yuval Noah Harari décrit quant à lui dans Homo Deus un futur où :

"les organismes ne sont que des algorithmes"

et où la collecte et l'analyse de données deviennent les nouvelles clés de vérité.

Bien avant que ces idées ne s’imposent dans les cercles intellectuels contemporains, un artiste total et visionnaire en avait déjà esquissé les contours, à travers un langage hautement symbolique et initiatique : Alejandro Jodorowsky. Dans sa saga graphique de science-fiction Les Technopères, il interroge – sous des atours futuristes – la condition humaine face à l’emprise croissante de la technologie, la déshumanisation insidieuse et la perte de sens dans un monde gouverné par les machines.

Alejandro Jodorowsky : une pensée visionnaire face à l’intelligence artificielle et aux LLMs

Né en 1929 au Chili, Alejandro Jodorowsky est une figure artistique inclassable, à la croisée des genres et des mondes. Réalisateur, romancier, auteur de bandes dessinées, poète, homme de théâtre et même tarologue, il incarne l’artiste total par excellence. Révélé par son cinéma mystique et subversif (El Topo, La Montagne sacrée), il s’est imposé ensuite comme un conteur majeur dans le neuvième art, collaborant avec des figures légendaires comme Moebius (L’Incal) et Juan Giménez (Les Technopères).Il est également célèbre pour son projet avorté, devenu mythique, d'adaptation cinématographique de Dune dans les années 1970, qui influencera durablement l'imaginaire de la science-fiction visuelle contemporaine.
Le story-board de ce projet, conçu avec des artistes comme Moebius, H.R. Giger et Dan O'Bannon, a circulé dans les studios et a inspiré indirectement des œuvres majeures comme Blade Runner, Alien (Ridley Scott débauchera d'ailleurs H.R. Giger et Dan O'Bannon suite à l'annulation du projet, un mal pour un bien) , Star Wars ou encore Matrix.


Le film n'a jamais vu le jour (😢 un jour nous l'aurons peut-être), mais son aura traverse l'histoire du cinéma de genre comme un mythe fondateur.

Son œuvre, marquée par le symbolisme, la psychanalyse et l'hermétisme, est une tentative permanente de réconcilier le rationnel et le spirituel, l'homme et l'univers, l'égo et le mythe. Il se revendique d'une pensée alchimique où la transformation de soi est au centre de tout véritable savoir.

Le dataïsme : dogme moderne sous masque scientifique

Derrière ses dehors neutres, le dataïsme installe une métaphysique nouvelle : tout ce qui ne peut être mesuré n'existe pas.
L'homme devient un « terminal biologique », soumis à des flux d'information évalués par des algorithmes.
C'est une réduction de la condition humaine à ses seuls comportements observables, une conception qui rappelle ce qu'on appelle le behaviorisme radical — une théorie psychologique qui considère que seuls les comportements observables comptent, en laissant de côté les émotions, les pensées ou la subjectivité humaine. — Cette logique est aujourd’hui amplifiée par l’essor des intelligences artificielles.

Les décisions individuelles (choix amoureux, professionnels et politiques) se voient progressivement déléguées à des systèmes de recommandation, promus comme plus fiables, plus objectifs. Des applications comme Tinder, LinkedIn ou Netflix illustrent déjà cette logique : les préférences, les affinités, les aspirations sont traduites en profils exploitables par des moteurs de suggestion.
Ainsi, selon le chercheur Yuval Noah Harari, nous entrons dans une ère où :

"les algorithmes nous connaîtront mieux que nous-mêmes".

Ces logiques algorithmiques finissent par imposer des normes implicites : ce qui est recommandé est perçu comme légitime, ce qui est ignoré devient suspect. La question morale, fondée sur le discernement humain, tend à s'effacer au profit de l'efficacité calculée.
On ne décide plus selon ce qui est juste, mais selon ce qui est optimal dans un modèle.
La vérité elle-même semble se dissoudre dans des moyennes, des corrélations, des statistiques. Cette approche pose une question cruciale : que devient la conscience éthique quand les choix sont faits par des modèles prédictifs ?

Le dataïsme ne rejette pas les religions traditionnelles : il les dépasse en instaurant une nouvelle forme de croyance où l'efficacité et l'automatisation deviennent des absolus.
Ce nouveau culte n'a ni dogmes anciens ni transcendance, mais une foi totale dans la capacité des systèmes à produire la vérité. Jodorowsky désigne ce glissement par l'expression « la machine froide » : une entité dépourvue d'âme, sans mémoire ni remords, mais toute-puissante dans ses résultats.
Il y dénonce une aliénation nouvelle, où l'homme abdique sa volonté au profit de systèmes qu'il ne comprend plus. Dans Les Technopères, cette dynamique est poussée à l'extrême : les technocrates, devenus quasi-divins, prétendent détenir la seule voie possible pour la civilisation, sans jamais remettre en cause leurs outils.

Les Technopères : une fable prophétique

Les Technopères : une fable prophétique

Sous les apparences d’un récit de science-fiction, Les Technopères dessinent une allégorie puissante de notre époque, où la technologie n’est plus un outil mais une matrice.
L’éducation, l’art, la spiritualité sont absorbés dans une logique de rendement, de spécialisation et de compétition. Chaque existence semble devoir se conformer à une fonction, comme dans un immense système d’exploitation universel.

La société qui s’y déploie est hiérarchisée par la maîtrise technique. Ceux qui codent, créent, manipulent les flux d’information occupent les plus hautes sphères du pouvoir. Les autres ne sont que consommateurs ou instruments d’un vaste processus de reproduction cybernétique. Le mérite n’est plus moral ni humain : il est défini par la productivité, la capacité à répondre à des attentes abstraites, numériques, déshumanisées.

Jodorowsky y dépeint une forme d’eschatologie inversée (une vision de la "fin des temps" technologique), où le salut ne passe plus par l’élévation de l’âme mais par l’intégration dans une structure technocratique parfaite. Cette vision dystopique trouve un écho troublant dans nos sociétés contemporaines, où l’excellence scolaire, professionnelle ou artistique se mesure de plus en plus en statistiques, en ratios, en performances quantifiables. L’idéal d’accomplissement intérieur est remplacé par celui de conformité fonctionnelle.

Face à cela, le héros de Les Technopères ne se révolte pas par les armes, mais par un lent cheminement vers lui-même. Son itinéraire est moins une conquête qu’un dépouillement : il ne cherche pas à vaincre le système, mais à se libérer de son emprise mentale et symbolique. En cela, il n’est pas un révolutionnaire classique, mais un pèlerin de la conscience.

Entre alchimie et cybernétique : une autre voie

L’œuvre de Jodorowsky, y compris dans Les Technopères, repose sur une tension fondamentale : celle entre la machine et l’âme, entre le monde calculable et l’expérience vivante. Cette tension est celle de notre époque, où l’homme, pris entre la promesse du progrès technique et le vide existentiel qu’il engendre, cherche une voie de réconciliation.

La cybernétique, science du contrôle et de la communication dans les systèmes automatisés, incarne la logique dominante de notre ère. Elle postule que tout peut être modélisé, prévu, régulé : l’homme devient un nœud dans un réseau, une variable dans une équation, un signal parmi d’autres. Cette logique, en apparence neutre, tend à réduire le réel à ce qui peut être transmis, stocké, optimisé.

Face à cela, Jodorowsky convoque une autre tradition : celle de l’alchimie — non pas comme une pratique ancienne de transmutation des métaux, mais comme une voie spirituelle de transformation de l’être. Le plomb n’est pas seulement un métal vil, il devient le symbole de l’ego opaque, des passions brutes, de l’inertie intérieure que chacun est appelé à élever. L’alchimiste véritable ne cherche pas l’or matériel, mais la lumière intérieure.

Cette opposition entre mécanisation et dépassement de soi irrigue également La Caste des Méta-Barons, autre grande fresque jodorowskienne. Là encore, la technique — implants, armes, programmation génétique — est poussée à son paroxysme. Mais elle cohabite avec une quête tragique de transcendance, de perfection intérieure.
Le Méta-Baron n’est pas qu’un guerrier absolu : il est aussi un être sacrifié, mutilé, déchiré entre sa puissance et sa souffrance, porteur d’un destin initiatique. Il incarne cette tension entre la froide efficacité de la machine et le feu intérieur de la conscience.

Ainsi, chez Jodorowsky, la technologie ne peut se suffire à elle-même. Elle devient dangereuse lorsqu’elle prétend remplacer la quête intérieure. L’enjeu n’est pas de rejeter la technique, mais de lui redonner une place subordonnée. La machine ne peut devenir maîtresse sans ruiner le sens. Elle doit être outil, jamais idole.

La véritable modernité n’est pas celle qui abdique tout discernement au profit des algorithmes, mais celle qui conjugue la puissance des systèmes avec la sagesse des symboles — une science servante d’une conscience éveillée. Dans ce fragile équilibre, Jodorowsky trace une voie, entre cybernétique et alchimie, entre acier et silence.

Conclusion : une rébellion spirituelle contre la froideur des algorithmes

Ce que dénonce Jodorowsky dans Les Technopères, ce n’est pas la technologie elle-même, mais sa prétention à totaliser le réel. Ce qu’il défend, c’est la possibilité pour l’homme de rester maître de son destin, même au sein d’un monde hyperconnecté. Dans une époque fascinée par la quantification, la vitesse et l’optimisation, son œuvre propose un ralentissement salutaire, un retour à l’intuition, à l’invisible, au sens profond des choses.

La rébellion n’est plus ici politique au sens classique, mais spirituelle. Elle consiste à refuser la réduction de la conscience humaine à un schéma binaire, à préserver l’imprévisible, l’étrange, le mystique, le sacré. Elle consiste à dire non à la dictature du mesurable, et oui à l’indicible.

Cette insurrection intérieure est peut-être la seule voie de salut dans un monde dominé par des logiques algorithmiques. Non pas en détruisant ce monde, mais en l’habitant autrement : avec présence, discernement et courage.

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