Ces derniers jours, j’ai passé un peu de temps à tester Antigravity lancé par Google. Comme souvent avec les innovations en intelligence artificielle, on a l’impression que rien ne sera plus jamais comme avant : le dernier modèle ou outil arrivé va tout bouleverser et faire table rase du passé — pas si éloigné. À peine a-t-on le temps de maîtriser un outil que le suivant rend déjà le précédent obsolète.
On commence toutes et tous à avoir l’habitude de ça.
Mais dans le cas présent, l’outil m’a tellement subjugué que ça m’a rappelé cette sensation de vertige profond, décrite par Zygmunt Bauman dans La Vie liquide et L’Amour liquide. Vous l’avez sans doute, vous aussi, ressenti. Ce mélange étrange de vertige et d'excitation, la sensation précise que l'on éprouve lorsque le sol, autrefois ferme et immuable, se dérobe sous nos pieds. Cet ouvrage, décrivant et analysant parfaitement cela, je l’ai lu il y a presque 20 ans et il a profondément marqué mon regard sur le monde, affecté mon rapport au travail et aux rapports humains. Il ne m’a jamais paru plus d’actualité qu’aujourd’hui, dans notre époque marquée par les transformations et accélérations permises par l’IA. Alors, je me suis dit que c’était l’occasion de marier mes deux passions : la tech et la philo, deux mondes finalement pas si opposés, pour comprendre ces chamboulements qui nous secouent tous.
Ces chamboulements : les promesses des IA que nous côtoyons maintenant depuis trois ans, quotidiennement. Une apesanteur technologique où le code et le texte se génèrent, se complètent. Un effondrement des barrières techniques pour développer, créer, itérer à toute vitesse, sans limites, sans filet. C’est fascinant, le genre de moment de changement de paradigme, le Nokia 3310 qui laisse place à l'iPhone. Mais franchement, c’est aussi assez flippant.
En effet, on constate que nous vivons exactement ce que Bauman avait théorisé :
« La modernité liquide ne se fixe aucun objectif et ne trace aucune ligne d’arrivée ; plus précisément, elle n’attribue la qualité de la permanence qu’à l’état d’éphémère. »

On réalise aussi que nous traversons une phase intense de ce qu’il décrivait, une société dans laquelle les formes n'ont plus le temps de se figer. Sauf qu'aujourd'hui, loin d'être une submersion, cette liquéfaction de nos certitudes pourrait bien être notre plus grande libération, si nous arrivons à surfer la vague plutôt que de se la prendre en pleine tête.
Le syndrome de la compétence jetable ?
J'ai longtemps cru que l'expertise technique était un temple, bâti pierre par pierre et fermement ancré sur ses fondations. Aujourd'hui, on a l'impression d'être en permanence sur des sables mouvants. Bauman écrivait, avec une lucidité qui pique un peu : « La solidité est désormais synonyme de déchet. »
Lue au premier degré, cette phrase est terrifiante pour n'importe quel développeur ou créatif. Elle semble dire que nos acquis ne valent plus rien. Hier encore, connaître par cœur une syntaxe complexe était notre valeur ajoutée. Aujourd'hui ? Une IA le fait en une seconde. « Si les promesses veulent être séduisantes et communicatives, alors les promesses déjà faites doivent être rompues », disait Bauman. C'est exactement le cycle de vie de nos frameworks JS ou de nos outils Cloud à l’heure de l’IA : sitôt appris, sitôt remplacé. Mais changeons de perspective. Ce que l'IA rend "liquide" et "jetable", c'est la partie rébarbative du savoir : la mémorisation pure, la syntaxe bête et méchante.
Bauman notait que « le temps s’écoule, il n’avance plus ». C'est peut-être une bonne nouvelle : nous n'avons plus besoin de construire des cathédrales de savoir rigides avant de commencer à être utiles. Nous pouvons être pertinents, créatifs et impactants instantanément, assistés par une IA qui gère la "brique", pendant que nous gérons l'architecture. C'est une invitation à la curiosité radicale.
Alors, n’écoutant que mon côté optimiste et un peu idéaliste, je vous l’accorde, je me demande : et si cette "liquéfaction" n'était pas une perte, mais plutôt une sorte de délestage ? Ce que l'IA rend "jetable", c'est la partie rébarbative du savoir, la mémorisation bête et méchante. Nous ne perdons pas notre expertise, nous la délestons de sa pesanteur. Nous passons d'une logique de stock (j'ai appris ça il y a 10 ans, je le garde) à une logique de flux (je suis capable de comprendre, d'adapter et de créer n'importe quoi, maintenant). On ne perd pas notre expertise, on la rend juste plus agile.
L'antigravité des relations
C'est là que le parallèle avec le deuxième ouvrage de Bauman sur la fragilité des liens humains devient intéressant. Il parlait des sites de rencontres comme de la "VPC humaine". On pourrait craindre la même chose dans notre travail quotidien avec l'IA.

Imaginez : des agents IA qui résument des réunions pour d'autres agents IA. On est en plein dans l'analyse de Bauman : « Ceux qui restent à distance, les portables leur permettent d’entrer en contact. Ceux qui entrent en contact, ils leur permettent de rester à distance. » Remplacez "portables" par "agents IA" et le constat est là. L'IA supprime la friction, nous ne sommes plus dans l’espace-temps, mais dans “l'espace-vitesse.”
Mais d'après ce que je constate, en utilisant ces outils, l'effet inverse est possible. Si l'IA s'occupe de la transaction (le code, le résumé, la traduction, la recherche étendue dans des bases documentaires gigantesques), que nous reste-t-il ? Il nous reste le vrai lien. Celui qui ne se code pas, ne se résume pas, ne se traduit pas.
L'IA nous libère de la gravité technique. Moins de temps passé à nous battre avec une virgule manquante dans le code, c'est potentiellement donc plus de temps pour comprendre vraiment le besoin de l'autre, pour faire preuve d'empathie. L'IA ne tue pas le lien, elle filtre le bruit pour ne laisser, si on le veut bien, que le signal humain.
Un simple "Doudou Numérique" ?
J'avoue, il y a un risque. Celui de se servir de l'IA comme d'un "doudou numérique". C'est tentant. L'IA est toujours d'accord, toujours polie, elle ne vous met pas de "vu" sans réponse dans un chat. On le voit de plus en plus, avec les IA conversationnelles, de coaching, de relations amoureuses. "Oh IA, mon IA, dis-moi que mon code est beau", on pourrait finir par préférer gérer des agents IA plutôt que des humains, car c'est plus facile, plus liquide, sans engagement émotionnel.

Mais je doute que ça s'arrête là. Comme avec les applis de rencontre où on pouvait finalement chercher une vraie rencontre derrière l'écran, plutôt que de juste s’amuser, pour reprendre l’image de la “VPC humaine” chère à Bauman, je pense que nous utilisons l'IA pour nous rassurer, pour oser davantage, sortir de notre zone de confort. C'est un exosquelette, pas une béquille, un moyen de nous émanciper de nos limites d’avant l’IA. "L’éducation tout au long de la vie sert à nous donner le choix", nous rappelle Bauman. L'IA nous donne ce choix : celui de ne plus être un simple exécutant, mais un architecte.
Bref.
Alors finalement, qu'est-ce qui peut bien advenir de nous dans ce monde liquide, dans ce monde liquéfié par l’IA en quelque sorte ?
Je vais peut-être paraître un peu utopiste en disant que je suis persuadé que cette technologie merveilleuse va remettre l'humain au centre. Paradoxalement, plus l'IA sera performante, plus notre "imperfection" humaine aura de la valeur.
Dans un monde dans lequel la puissance technique de l’IA tend vers l'infini et devient une commodité, la rareté se déplace. La rareté, ce sera la confiance. La rareté, ce sera l'intention. La rareté, ce sera l’imperfection humaine. La rareté, ce sera notre capacité à créer du sens ensemble.
Bauman disait que nous vivons dans un monde d'incertitude. C'est vrai. Mais c'est aussi un monde de possibilités infinies. Alors, embrassons cette vie liquide, ces possibilités. Laissons couler les vieilles méthodes rigides et soyons l'îlot de stabilité au milieu de ce déferlement de disruptions, d’outils IA. Soyez celui ou celle qui, au milieu du flux de données, prend le temps de lever la tête. Car, en fin de compte, malgré ce déferlement d’outils et d’IA, automatisant tout, rien ne remplacera jamais l'intelligence émotionnelle et l’imperfection humaine, j’en fais le pari.

Bauman n'avait pas prévu l'IA, mais il avait compris l'angoisse. Au final, on surfe la vague, oui. Mais n'oublions pas de vérifier si nous avons toujours pied.