Il est des voix qui, à peine entendues, résonnent longtemps après avoir cessé de parler. Celle de Luc Julia, figure tutélaire de l’intelligence artificielle, co-créateur de Siri starifié par Arte dans sa série phare "Silicon Fucking Valley", fait partie de celles-là. Vêtu de sa désormais légendaire chemise hawaïenne, il a ouvert Devoxx Paris 2025 dans un éclat de rire général, mais avec une discrète gravité de ceux qui savent. Entre ironie mordante et lucidité tranquille, il a dressé le portrait d’une IA qu’on idéalise à tort, et rappelé avec une ferveur rare que la technologie ne sera jamais qu’un reflet — plus ou moins fidèle — de notre propre humanité.
« Sans humain, il n’y aura jamais de valeur ajoutée. »
D’entrée de jeu, le ton est donné. Pour Luc Julia, il est urgent de remettre l’intelligence artificielle à sa juste place : un outil, rien de plus.

Pas de miracle ici, ni de divinité cachée derrière les lignes de code. Seulement des mathématiques, des modèles, des statistiques. Une mécanique brillante, certes, mais dénuée d’intuition. L’IA n’est pas créative, martèle-t-il, et n’a rien d’“intelligent” au sens humain du terme. Ce qui la rend puissante, c’est sa capacité à traiter, classer, inférer à très grande échelle — et non à inventer ou rêver.
C’est pourtant ce rêve que certains voudraient vendre. Julia, lui, préfère le doute.
"Ce qu’il faut, c’est libérer du temps pour penser, pour douter, pour aller vérifier les sources. Douter, c’est la meilleure façon d’utiliser l’intelligence. Dans une époque saturée d’images, de textes générés, de raisonnements automatiques, c’est dans l’enquête, l’investigation lente et studieuse que se trouve la véritable modernité."
Vidéo : Entretien en tête à tête avec Luc Julia par @Charlotte Ryssen
Loin de céder à l’enthousiasme technologique béat, il prône une approche éthique fondée sur la connaissance et l’éducation. Car il ne peut y avoir de régulation valable sans une éthique personnelle, dit-il. Et cette éthique ne peut exister sans éducation. Parce que l'IA a un coût énergétique considérable et qu'elle engloutit des milliards de litres d'eau.
Lors de notre entretien, Julia évoque avec une tendresse mêlée de fierté l’évolution des assistants vocaux comme Siri. « On y arrive à cette vision qu’on avait il y a 30 ans », sourit-il ! Mais ce qui l’émerveille vraiment, ce sont les usages concrets, humains, presque poétiques de l’IA — dans la médecine notamment, où "on n’a pas encore découvert le millième de ce qu’on pourrait faire". C’est là, dit-il, que la technologie prend tout son sens : quand elle devient outil d’extension de la main, de l’œil, de la pensée. Quand elle s’efface pour mieux servir.

Et les développeurs, dans tout cela ? Ils sont au cœur du propos de Julia. Le “vibe coding” est selon lui une bonne chose — à condition qu’elle libère du temps pour que les développeurs redeviennent… des gens. Des vrais. Des professionnels capables de s’immerger dans les besoins de leurs clients, de comprendre un problème avant d’y répondre.
« À huit ans, j'étais un vrai gens et j'avais un problème : faire mon lit tous les matins ! J'ai donc construit un robot pour le faire à ma place », raconte t-il en riant.
Une anecdote comme un mot d’ordre pour une profession souvent enfermée dans le réflexe technique.
Quant au quantique pour faire briller la France sur la scène mondiale dans cette course à l'IA, Julia calme les ardeurs. Sans rejeter les promesses de cette autre révolution, il rappelle qu’elle exige une formation, une rigueur, une réinvention totale des logiques actuelles. Bref : encore du travail. Encore du doute.
À ceux qui s’inquiètent de la souveraineté technologique française, Julia répond avec une lucidité teintée d’ironie.
"Oui, nous avons des talents — les meilleurs mathématiciens du monde, dit-il. Oui, nous avons des startups prometteuses, des figures brillantes chez Google ou Netflix qui portent des noms bien de chez nous. Tout comme tous les boulangers de San Francisco ! Mais tant que les fonds seront américains, tant que la puissance de calcul sera ailleurs, tant que l’écosystème français peinera à passer à l’échelle, notre rayonnement restera bridé. "
Il n’en fait pas un drame : juste un constat. Et un appel, là encore, à penser autrement. À l’heure où l’IA bouleverse nos repères, Luc Julia propose autre chose qu’un énième discours anxiogène ou triomphaliste : un appel à l’humilité, au discernement, et à l’émerveillement lucide. En somme, une invitation à retrouver, dans ce siècle de bruits et de signaux faibles, les vertus simples du doute éclairé.
Comme un nouveau siècle des Lumières.
À méditer — calmement, bien sûr.