Avant qu’une voix désincarnée vous annonce qu’il fait 12°C avec 87% d’humidité et qu’un colis vous attend sur le pas de votre porte, il y avait un lapin. Oui, un lapin. Blanc, aux oreilles mobiles, qui clignotait de mille couleurs et remuait discrètement pour vous signaler que quelqu’un pensait à vous ou que la météo allait tourner à l’orage. Son nom : Nabaztag. À une époque où les smartphones servaient uniquement à dire à votre chef que le traffic était terrible et que vous alliez arriver en retard (alors que vous venez de bondir hors de votre lit) et où demander l’heure à son grille-pain relevait de la psychiatrie (ce qui honnêtement n'a pas vraiment changé), ce petit objet connecté tentait déjà d’insuffler un brin de vie numérique dans nos salons.


Lancé en 2005 par la société française Violet, le Nabaztag n’était pas qu’un gadget un peu kitsch : c’était un véritable pionnier de ce qu’on appellerait plus tard l’Internet des objets (IoT). Un assistant domestique avant l’heure, aux antipodes des enceintes connectées actuelles, qui, elles, se contentent de répondre à vos questions sans même remuer les oreilles.
Dans cet article, nous reviendrons sur ce curieux précurseur numérique, sur l’accueil que lui réserva un public tantôt fasciné, tantôt perplexe, avant de le comparer à ses descendants modernes — Siri, Alexa, Google Assistant et consorts — qui ont réussi là où le lapin avait trébuché. Mais, malgré sa carrière écourtée, le Nabaztag reste une icône culte et un symbole attendrissant d’un futur domestique que l’on imaginait, à l’époque, un poil plus mignon.
I. Le Nabaztag, un pionnier connecté
1. La sortie du terrier
Nous sommes en 2005. Le Wi-Fi est encore un luxe réservé aux cafés branchés et aux geeks déterminés, les téléphones à clapet font fureur, et personne n’imagine encore parler à un objet dans son salon sans se faire juger. C’est pourtant dans ce contexte préhistorique du numérique qu’un duo français — Rafi Haladjian

et Olivier Mével — décide de concevoir un objet qui, à défaut de comprendre ce qu’on lui dit, saurait au moins répondre.

Ainsi naquit Nabaztag (qui signifie « lapin » en arménien, pour ceux qui cherchent encore). L’idée : un compagnon domestique connecté à Internet via Wi-Fi, capable de transmettre des informations en temps réel. À une époque où les objets connectés se limitaient à la lampe branchée à une multiprise, cette sortie de terrier inattendue fût un petit séisme.
2. Les fonctionnalités du Nabaztag
Le Nabaztag, sous ses airs de figurine minimaliste échappée d’une boutique de design scandinave, cachait en réalité des ambitions technologiques assez folles pour l’époque.
- Lecteur de flux RSS : Que vous souhaitiez connaître la météo, l’état du trafic ou les résultats de la dernière présidentielle en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le lapin se chargeait de tout relayer, avec plus ou moins de conviction.
- Synthèse vocale : Nabaztag pouvait lire à haute voix des messages envoyés via Internet. Une façon poétique — ou inquiétante, selon l’heure et le contenu du message — de recevoir un « bon anniversaire » ou un « tu n’as toujours pas payé le loyer ».
- Mouvements : Ses oreilles tourner et se positionner de manière à signaler des événements ou simplement pour le plaisir de gesticuler.
- Lumières LED personnalisables : Nabaztag affichait des couleurs différentes selon les notifications : bleu pour la météo, vert pour un message, rouge pour… on ne savait pas toujours, mais ça clignotait et c'était suffisant.
- Notification sonore et lumineuse d’événements : Bien avant que votre smartphone ne vibre à tout bout de champ, ce lapin connectait le monde à votre salon par des signaux lumineux et sonores.
- Lecture de musiques ou webradios : Nabaztag pouvait aussi diffuser de la musique via Internet, transformant votre salon en radio libre animée par un rongeur synthétique.
- Reconnaissance de puces RFID : Sur les versions améliorées (Nabaztag:tag), il pouvait détecter des puces pour déclencher des actions personnalisées. L’idée : passer un objet devant lui et provoquer une réaction.
3. Une interface web pour le paramétrage et des API ouvertes pour les développeurs
Loin de se contenter d’un usage figé, le Nabaztag disposait d’une interface web dédiée, permettant à son propriétaire de configurer ses services, ses alertes et ses playlists. Mais surtout — et c’était là son vrai côté avant-gardiste — il proposait des API ouvertes, invitant les développeurs du dimanche (et autres jours de la semaine) et les codeurs insomniaques à créer de nouvelles interactions et fonctionnalités.
En somme, Nabaztag n’était pas qu’un gadget déco, c’était un laboratoire domestique qui, derrière son museau en plastique, inaugurait l’ère de la maison connectée, bien avant qu’elle ne devienne un champ de bataille pour géants de la tech.
II. Une réception mitigée mais un héritage
1. L’effet de nouveauté et de fascination
Lors de sa sortie, le Nabaztag provoque un certain effet “waouh” dans la petite sphère des early adopters et des fétichistes du gadget inutile donc indispensable. Voir un lapin en plastique s’illuminer et agiter les oreilles pour signaler la météo ou la réception d’un message avait quelque chose de délicieusement absurde et fascinant.
Objet design et attachant, il ne tarda pas à être personnifié par ses propriétaires. On lui donnait des noms, on lui parlait (même s’il ne comprenait rien), et certains allaient jusqu’à le déguiser, preuve qu’un objet connecté peut, parfois, tenir le rôle d’animal de compagnie numérique. Nabaztag était le Tamagotchi chic du Wi-Fi balbutiant.
2. Les limites techniques de l’époque
Hélas, derrière l’effet de nouveauté se cachait un monde de frustrations techniques typiques de l’époque :
- Le Wi-Fi, encore capricieux, rendait parfois le lapin plus silencieux qu’une pierre. Quand il perdait sa connexion, il affichait une mine déconfite (façon de parler, vu qu’il n’avait pas de visage) et refusait toute interaction.
- L’interface web de paramétrage oscillait entre expérimentation avant-gardiste et torture cognitive. Naviguer dans les menus pour que Nabaztag vous lise les horoscopes du jour relevait de l’exploit.
- Le système fonctionnait via des serveurs centralisés chez Violet. Une excellente idée jusqu’à ce qu’un bug, un déménagement de serveur ou un oubli de facture réduise subitement des milliers de lapins à de simples bibelots lumineux.
- Enfin, son prix — environ 150 à 200 euros à l’époque — le destinait surtout aux geeks fortunés ou aux amateurs d’objets design plus soucieux de décoration que de rentabilité technologique.
3. Communauté fidèle et projets DIY
Malgré tout cela, Nabaztag a su se forger une communauté fidèle et passionnée, refusant de laisser mourir leur lapin sans se battre. Quand les serveurs officiels cessèrent de fonctionner, certains pleurèrent, d’autres se retroussèrent les manches.
Des projets comme OpenNab, Nabaztag Resurrection ou le plus récent TagTagTag ont vu le jour, ressuscitant ces petits compagnons sous forme de projets DIY, souvent à base de Raspberry Pi et de code open-source. Une belle revanche posthume pour un gadget qu’on avait enterré un peu vite.
Aujourd’hui encore, certains Nabaztags s’agitent dans des salons d’irréductibles bidouilleurs, témoignant que l’affection numérique ne s’éteint jamais vraiment — elle se réinvente, parfois avec un tournevis et quelques lignes de code.
III. Le Papi de Siri, Alexa et du Google Home
1. Ce que Nabaztag proposait avant les autres
Bien avant qu’Alexa ne s’invite dans votre salon et qu’OK Google ne déclenche accidentellement des playlists gênantes, Nabaztag avait déjà posé les bases d’une relation homme-machine domestique. Ce petit lapin fut l’un des premiers à incarner la notion d’objet compagnon connecté : un objet qui, sans se contenter de rester passif, interagissait avec son environnement et ses propriétaires.
Il offrait des notifications personnalisées via Internet : la météo, les actus, les anniversaires oubliés… le tout dans un langage de lumières, de mouvements d’oreilles et de synthèse vocale à la diction parfois douteuse. Pas de reconnaissance vocale pour lui — il parlait, vous écoutiez. C’était un peu comme vivre avec un colocataire qui aurait beaucoup de choses à dire, mais qui ignorerait superbement vos réponses.
2. Ce qu’ont apporté les assistants modernes
Puis sont arrivés les poids lourds : Siri, Alexa, Google Assistant. Et là, changement de dimension. Ces nouveaux venus ont débarqué armés d’une reconnaissance vocale performante, capables de comprendre à peu près correctement vos demandes — même si elles continuent parfois à confondre « mets du jazz » avec « météo en Ouzbékistan ».
Ils se sont aussi entourés d’un écosystème d’applications et d’objets connectés, de l’ampoule au thermostat en passant par la serrure. Mieux encore, ils ont intégré le contrôle de la maison et l’accès à des services cloud puissants, capables de gérer vos playlists, vos commandes de pizza et vos rendez-vous médicaux en une seule phrase.
Leur force ? Une intelligence artificielle embarquée, dopée au machine learning, leur permettant d’apprendre vos habitudes et de vous recommander le dernier tube de l’été ou de vous rappeler que vous n’avez toujours pas payé vos impôts.
3. Différences dans l’approche
Mais au-delà de la technologie, c’est surtout dans la philosophie que Nabaztag et ses descendants se distinguent.
Le lapin était avant tout un gadget affectif, un objet-design un peu inutile et totalement attachant. On le décorait, on le baptisait, on se moquait de sa voix de robot asthmatique et de ses oreilles capricieuses. Il ne se contentait pas de fournir un service : il vivait dans la maison, à sa manière.
À l’inverse, Siri, Alexa et Google Assistant sont des outils utilitaires et multifonctions. Pratiques, omniprésents, efficaces, mais dénués de personnalité. Ce sont des assistants personnels taillés pour l’efficacité et la rentabilité, pas pour l’affection. Aucun d’entre eux n’a encore cligné des oreilles pour vous souhaiter une bonne journée, et quelque part, c’est un peu triste.
IV. L’héritage et l’impact du Nabaztag
1. Un précurseur visionnaire
Avant qu’on ne colle le terme « IoT » (Internet of Things) à tout ce qui possède un microprocesseur et une LED, Nabaztag fut l’un des premiers objets connectés grand public émotionnels et interactifs. Bien avant que les enceintes ne deviennent bavardes et les frigos connectés, ce lapin synthétisait un concept inédit : l’information personnalisée transmise via un compagnon domestique.
Son idée brillante : des notifications multimodales. Il ne se contentait pas de biper ou d’afficher un message sur un écran : il agitait ses oreilles, diffusait une douce lumière et balbutiait son message. Un petit théâtre numérique du quotidien, à la fois inutile, poétique et parfaitement en avance sur son époque.
2. Influence sur l’IoT (Internet des objets)
Même s’il n’a jamais été un best-seller mondial, Nabaztag a bel et bien ouvert la voie aux objets connectés domestiques. Il a prouvé qu’un objet pouvait avoir une connexion Wi-Fi et des interactions sans être un ordinateur ou un téléphone.
Il a aussi influencé l’idée des smart assistants et autres objets compagnons : des objets qui dialoguent avec leur environnement, réagissent à des événements, et s’intègrent dans un écosystème numérique maison. Alors oui, Alexa ne remue pas ses oreilles et Google Home ne clignote pas en rose fuchsia quand il vous lit la météo, mais l’idée était là.
3. Un symbole de la French Tech avant l’heure
À une époque où la Silicon Valley semblait intouchable, Nabaztag fut un projet innovant français qui osa s’imposer dans le paysage technologique. Loin des start-ups américaines bardées de capital-risque, la société Violet réussit à se faire un nom avec cet objet insolite, devenant ainsi, un peu malgré elle, une icône de la French Tech avant l’heure.

Encore aujourd’hui, Nabaztag reste un symbole pour les makers, les bidouilleurs et les amateurs de projets open-source, un témoignage du fait qu’on pouvait, depuis Paris et avec beaucoup d’obstination, lancer un objet connecté domestique bien avant qu’Apple ou Amazon ne s’en mêlent.
4. Tentatives de renaissance
La belle histoire aurait pu s’arrêter là, mais un Nabaztag ne meurt jamais vraiment. Face à l’arrêt des serveurs et à l’obsolescence programmée avant l’heure, des projets communautaires sont apparus. Des passionnés ont démonté, recâblé et reprogrammé leurs lapins pour les ramener à la vie.
Le plus marquant reste TagTagTag, une résurrection moderne du Nabaztag grâce à des Raspberry Pi et du code libre. Désormais open-source et personnalisable à l’envi, le lapin 2.0 continue de clignoter dans quelques salons de fans acharnés. Preuve qu’un objet attachant peut survivre à ses créateurs commerciaux grâce à l’amour d’une communauté et un bon vieux tournevis.
En somme, un petit lapin blanc sorti de son terrier un peu trop tôt qui à défaut d'avoir marqué son époque aura marqué l'histoire de la tech et des objets connectés